Ce qui ne nous tue pas
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<< Semaine du 20 au 26 octobre 2025 >>
Ce qui ne nous tue pas
Un magnifique court métrage de Alexandra Mignien.
Ce qui ne nous tue pas nous rend plus forts. C'est faux.
Quand on survit à un accident de voiture, on n'en ressort pas plus fort, on en ressort souvent cassé, blessé, amputé d'un membre, handicapé. Parfois c'est irréversible et parfois il faut se rééduquer pour espérer revenir au point de départ d'avant l'accident. Alors pourquoi ce serait différent pour les blessures psychologiques ?
Ce qui ne nous tue pas nous rend fragiles, nous détruit, nous change complètement, nous fait perdre du temps, de l'énergie, souvent des amis, nous prive de plusieurs années de bonheur parce qu'on est trop occupé à se reconstruire pour avancer. Et parfois, ce qui ne tue pas nous laisse exactement comme avant. Parce que si c'est dans ta personnalité d'encaisser les chocs plus facilement qu'un autre, personne n'a le droit de te culpabiliser de ne pas être impacté.
Et quand on survit à ce qui ne nous a pas tué, on ne devient pas un survivant. On n'a pas gagné de super pouvoir, on n'a pas acquis la sagesse des anciens. On confond souvent la sagesse avec la maturité et on confond parfois la maturité avec le fait d'avoir perdu une part de son innocence et de sa naïveté. Et c'est souvent ça que les gens qui se reconstruisent doivent apprendre à retrouver : la légèreté. Parce que tout est devenu plus grave. Même l'air semble plus lourd. Souvent, on ne retrouve pas vraiment la légèreté. On apprend juste à vivre avec une pesanteur différente.
Et quand on arrive à s'habituer à cette nouvelle lourdeur de l'air, qu'on apprend à respirer différemment, à se mouvoir différemment dans l'espace pour retrouver le contrôle de notre corps, quand on y arrive, les gens nous félicitent. On nous applaudit pour notre résilience. La résilience, c'est physique, c'est l'aptitude d'un corps à résister à un choc. Mais quand ça s'applique aux sciences humaines, ça signifie « la capacité à vivre et à se développer positivement de manière socialement acceptable, en dépit du stress ou d'une adversité comportant normalement le risque d'une issue négative ». Socialement acceptable. Il est là le problème. Parce que dans la plupart des cas, ce qui ne nous a pas tué au départ finit quand même par nous tuer bien plus lentement. Et si tu arrives à t'en sortir et qu'en plus de ça, tu arrives à le faire sans faire chier trop de monde avec tes problèmes, alors tu obtiens le badge de la résilience. Félicitations. Tu deviens une sorte de saint ou de sainte qu'il faut respecter parce que tu as tant vécu.
Et on te prête des dons communs à toutes les victimes de ce qui ne nous a pas tués. Par exemple, ça te transforme automatiquement en artiste talentueux. Parce que qui connaît mieux le monde que celui qui a souffert, c'est le point de départ de toutes les grandes histoires épiques. Si tu as envie de peindre en rouge, on va te dire que c'est la représentation de tes traumas, de ta psyché. Mais parfois le rouge, c'est juste du rouge. Quelle horrible pression à se mettre que de devoir trouver de la beauté dans ce qui ne nous a pas tué quand parfois il n'y en a pas. Il y en a ailleurs, mais pas là. Et parfois avoir souffert, ça ne nous donne pas du talent, ça nous en prive au contraire. Parce que tout est plus difficile. Même se lever le matin, ça devient compliqué alors écrire un livre ou composer une chanson, c'est de l'ordre de l'impossible. Et heureusement qu'il ne faut pas forcément avoir souffert pour avoir du talent, qu'il ne faut pas forcément être alcoolique et mourir à 27 ans pour être une rock star, sinon la totalité des œuvres de ce monde serait bien sombre.
Dans la vie si tu sors de la norme physiquement ou mentalement, on estime avoir le droit de te juger. Tu es trop grosse, trop maigre, trop triste, trop enjouée. Et si tu expliques que ta différence est due à quelque chose qui ne t'a pas tué : oui, je suis trop grosse parce que je suis devenue boulimique suite à mon viol. J'ai des scarifications parce que c'était le moyen de survivre quand mon père me frappait étant enfant. Je suis trop enjouée parce que ça me permet de cacher la dépression dont je souffre depuis 10 ans. Alors les gens s'excusent de t'avoir jugé trop hâtivement. Leur expression change, ils sont sincèrement désolés pour toi. C'est ce qu'on appelle la pitié et ça te donne automatiquement droit à une carte libérée de prison que tu peux utiliser ou non comme bon te semble. Et parfois on n'a pas le choix.
Et ils font comment les gens qui n'ont pas la chance d'avoir une excuse validée par la street ? La fétichisation des malheurs et des traumatismes, c'est compliqué parce que d'un côté, on fascine les gens qui n'en ont pas vécu. Oui parce que ce qui ne nous a pas tués nous a rendus plus forts. Mais eux jamais rien à essayer de les tuer. Donc ils n'ont jamais eu la chance de devenir plus forts. Et d'un autre côté va essayer de construire une relation amicale ou amoureuse avec des bagages traumatiques. Sur le papier, c'est excitant, mais une fois passé le charme de vivre avec une personne brisée, il ne reste souvent qu'une personne plus difficile à supporter que la normale. Ça fait fuir beaucoup plus de gens qu'on veut bien le croire. Donc non seulement ce qui ne t'a pas tué ne t'a pas rendu plus fort, mais en plus ça t'a rendu plus seul. Et la solitude, il faut arriver à la gérer aussi. Pas la solitude physique, la solitude mentale. Celle qui te fait te dire que personne sur cette terre ne peut comprendre ce que tu as vécu au moment où tu l'as vécu et que même si tu t'en es sortie, tu ne seras plus jamais tout à fait sur le même plan d'existence que les autres.
C'est faux aussi. Mais c'est difficile de relativiser ça quand le monde entier essaye de te faire croire que tes blessures t'ont donné accès à une élévation spirituelle. Donc non, quand je suis perdue, le regard dans le vide, ce n'est pas forcément du stress post-traumatique. Ce n'est pas non plus parce que je pense à la vacuité de l'existence ou à la poésie de l'obsolescence. Souvent, je ne pense à rien. Ou alors j'ai faim. Ou alors je pense à la robe que j'ai vue en magasin ou à la chanson que j'ai dans la tête depuis 15 jours. Parce que je suis normale, ni plus ni moins exceptionnelle, même si c'est facile de se complaire dans le rôle que la société trouve acceptable de nous donner.
Ce qui ne nous tue pas ne nous rend pas plus forts. Mais une chose est sûre : ce qui ne nous tue pas ne nous définit pas.