Notre-Dame de Bétharram : l'interview de Philippe Delorme

Philippe Delorme, merci d’être avec nous, secrétaire général de l’enseignement catholique. L’établissement Bétharram, on l’a entendu, plus de 130 plaintes depuis les années soixante, dont une quinzaine uniquement ces derniers jours. Comment expliquez-vous que si longtemps des violences sexuelles et physiques aient eu lieu là-bas, dans une telle omerta ?

[Philippe Delorme] C’est malheureusement le drame de ce genre d’affaires, et toutes les études le montrent : bien souvent, le silence prévaut et c’est bien pour ça qu’aujourd’hui et depuis déjà plusieurs années, il faut tout mettre en œuvre pour libérer la parole, libérer la parole pour que les jeunes parlent vite, pour qu’ils soient écoutés, qu’ils soient entendus et qu’on puisse agir.

Quand on demande à Philippe Delorme les raisons de l’omerta, il répond en disant ce qu’il faudrait faire. Et d’ailleurs, on ne sait pas bien qui doit le faire… il faut…

Mais ce silence, il est dû à quoi ? Parce que vous n’êtes pas un acteur extérieur à ce dossier. D’une certaine manière, en tant qu’enseignement catholique, vous êtes au-dessus de cet établissement.

[Philippe Delorme] Le mot au-dessus n’est pas tout à fait bien ajusté puisque le secrétaire général n’a pas une autorité directe sur les établissements. Chaque établissement a son autonomie et donc est accompagné par une tutelle. Là, c’était de la tutelle des frères, et puis maintenant, il y a une double tutelle. Je n’ai pas une action directe sur chaque établissement. Donc malheureusement, vous savez bien que tout ce qui est ressorti dans les affaires de mœurs, d’abus sexuels ou autres ces dernières années montre que les victimes se taisent pendant des années avant de révéler les horreurs qu’elles ont pu subir.

Donc le silence est dû aux victimes qui se taisent pendant des années. A croire qu’aucune n’a jamais parlé. Par ailleurs, on se demande bien le rôle du secrétaire général. Fort heureusement, le site internet du secrétariat général de l’enseignement catholique nous apporte une réponse 🡵 :

La mission du secrétaire général est de mettre en œuvre la politique définie par le Comité national de l’enseignement catholique en accord avec la Conférence des évêques de France. Il veille à la cohérence des mises en œuvre de cette politique dans le respect de l’identité des divers territoires et à la cohésion de l’ensemble des acteurs de l’enseignement catholique.

À cette fin :

Le secrétaire général crée les services nécessaires à l’exercice de sa mission. Il crée aussi les groupes de travail utiles à l’instruction des dossiers traités.

Cela laisse tout de même pas mal de marge de manœuvre, même s’il n’est pas « au-dessus » des établissements.

Mais ça veut dire qu’on imagine que le diocèse n’était pas au courant ?

[Philippe Delorme] C’est possible, c’est possible.

C’est possible… mais c’est également très peu crédible !

C’est possible alors que Bétharram avait cette réputation d’être très dur ? Mais par ailleurs, il y avait des signaux de maltraitance physique sexuelle !

[Philippe Delorme] Est-ce qu’il y avait des signaux ? Est-ce qu’ils ont eu connaissance ? Je n’étais pas là à ce moment-là et je ne vais pas vous répondre à cette question précisément. On voit bien que dans le rapport de la CIASE, c’est bien ce qui est apparu, c’est-à-dire que pendant des années, il y a eu des actes horribles qui ont été commis, des abus horribles qui ont été commis. Et pourtant, et pourtant, on n’était pas au courant. Donc c’est pour ça qu’il faut tout faire et c’est ça qui est très important. C’est comment aujourd’hui d’une part, et ça c’est déjà le point essentiel, me semble t il, c’est de ne jamais chercher à protéger d’abord l’institution, mais toujours chercher à protéger la personne. Il faut renoncer définitivement, et c’est ce que nous faisons, à protéger une institution avant de protéger les personnes. Et il faut tout mettre en œuvre, et c’est ce qu’on essaie de faire nous, dans notre réseau, déjà depuis huit ans et un peu plus, mais pendant huit ans on a vraiment mis en place un plan dans ce sens là, il faut tout mettre en œuvre pour que nos écoles soient des lieux de bientraitance éducative, que les enfants soient protégés. C’est une responsabilité collective qui doit être portée par tous les acteurs éducatifs, quels qu’ils soient, et que la parole, encore une fois de l’enfant soit libérée, écoutée et qu’on agisse.

Philippe Delorme ne sait pas s’il y avait des signaux… Des plaintes, c’est un signal fort. Un prêtre accusé qui se suicide également. Une réputation qui n’est pas à démontrer est également un signal. Donc oui, il y avait des signaux, c’est incontestable, même sans avoir été là à ce moment.

Pour ce qui est de sa lecture du rapport de la CIASE, elle est plus qu’orientée. Le rapport montre avant tout la mise en place d’un système qui permet les violences et protège les agresseurs. C’est tout le sens du mot systémique, qui a été très débattu, avant d’être finalement repris par la CEF. C’est sur cet aspect que l’on peut regretter que Philippe Delorme ne se soit pas exprimé.

Philippe Delorme parle également d’un plan mis en œuvre depuis huit ans. Mais au sujet du contenu de ce plan, on ne saura rien.

Philippe Delorme, je rappelle que vous êtes secrétaire général de l’enseignement catholique. Est ce que vous vous engagez à coopérer avec la justice ? Est ce que vous allez ouvrir vos archives, si c’est elle qui le demande ?

[Philippe Delorme] Bien entendu, on ouvrira tout ce qu’il faut et on coopérera comme on l’a toujours fait avec la justice. Il n’y a aucun souci là-dessus, bien entendu.

En 2018, néanmoins, le directeur de Notre Dame de Bétharram, qui était le père Carricart, a été mis en examen pour viol sur un élève de dix ans. Il est ensuite muté à Rome. Rétrospectivement, comment peut-on accepter que l’enseignement catholique ait peut-être fermé les yeux, n’ait pas cherché à aller plus loin, ne se soit pas dit…

[Philippe Delorme] Il y a eu enquête judiciaire. Il y avait une enquête judiciaire. Quand il y a une enquête judiciaire, c’est au juge d’agir. Et on peut aussi se poser la question : pourquoi, dans le cadre de cette mise en examen, il n’y a pas eu des investigations plus importantes de la part de la justice ? Quand un personnel est mis en examen, vous savez bien qu’on ne peut pas, nous, intervenir dans une procédure judiciaire.

Certes. Mais sans parler d’intervenir dans une procédure judiciaire, encourager la parole des élèves était une possibilité. De même, si la justice n’a pas poursuivi ses investigations (ce que l’on peut déplorer), rien n’empêchait de chercher à savoir si l’affaire Carricart n’était pas l’arbre qui cachait la forêt.

En tant qu’institution, on imagine les parents, peut être qu’ils vous entendent et qui se disent : à quel moment l’institution ne réagit pas au-delà de la justice — évidemment, n’enquête pas — ne pose pas des questions ?

[Philippe Delorme] Quand il y a une mise en examen, vous savez bien qu’on n’a pas à enquêter en parallèle d’un juge. C’est le juge qui peut enquêter et le juge a dû enquêter. Je n’étais pas là. Je n’ai pas de détails sur cette affaire. Elle s’est malheureusement, elle s’est éteinte avec le suicide du prêtre en l’occurrence. Donc elle s’est éteinte, sans doute trop vite, pour permettre derrière une enquête approfondie par la justice. Je n’ai pas d’éléments là dessus.

En temps ordinaire, il semble qu’il ne soit pas nécessaire de chercher à savoir ce qui peut se passer. Et quand le juge enquête, on n’a pas le droit. Bref, il semble qu’il ne soit pas nécessaire de chercher à savoir ce qui se passe dans les établissements scolaires, en dehors de l’action judiciaire.

Philippe Delorme, ce dossier, il est devenu très politique. Mais jugez vous possible que François Bayrou, qui a été, selon les époques, parent d’élève, patron du conseil général, ministre de l’éducation, n’ait pas été au courant des violences sexuelles dans l’établissement dans les années 90 ?

[Philippe Delorme] C’est plausible.

C’est plausible ?

[Philippe Delorme] Oui, malheureusement, encore une fois, regardez tout ce qui est raconté dans le travail, dans le milieu du cinéma, dans le milieu, etc. Regardez tout ce qui a pu se passer sur les abus sexuels et vous voyez bien qu’on découvre des choses aujourd’hui qui se sont déroulées il y a vingt, trente, quarante ans. Et pourtant on dit : « Est ce que est ce qu’on savait ? » Pas forcément, encore une fois les psychologues expliquent bien — je ne suis pas psychologue — qu’il y a une espèce de honte des enfants qui subissent ça et qui n’osent pas parler ou qui ne sont pas écoutés.

Que François Bayrou n’ait pas été au courant est simplement « plausible » pour Philippe Delorme. Que dire…

L’enseignement privé catholique, l’enseignement sous contrat n’est pas assez contrôlé. Ce n’est pas moi qui le dit, c’est ce qui est ressorti de deux rapports : l’un de la Cour des comptes en 2023, un autre rapport parlementaire en 2024. Est ce que ce n’est pas là une partie du problème ? c’est-à-dire qu’il y a une liberté de l’enseignement…

[Philippe Delorme] Croyez-vous que ce n’est que dans l’enseignement privé qu’il y a ce genre de difficultés ? Et d’ailleurs, je suis tout à fait satisfait que la commission parlementaire se crée puisque ça a été décidé aujourd’hui concernant l’ensemble des établissements scolaires publics et privés. Donc ce n’est pas un problème d’école privée.

Ce n’est pas un problème d’école privée, mais quand la ministre Nicole Belloubet, à l’époque, a voulu planifier des contrôles, vous avez protesté, semble-t-il.

[Philippe Delorme] Non, non, non, c’est pas vrai du tout. Vous, relisez bien ! J’ai dit au contraire que j’attendais ces contrôles. J’ai absolument dit l’inverse, d’ailleurs : j’ai dit au contraire que je me réjouissais et j’attendais avec impatience qu’on ait des contrôles. Là, il s’agit de contrôle — il ne faut pas mélanger tous les contrôles — là, il s’agit de contrôles financiers par la dgfip, des contrôles administratifs qui vérifient la conformité à la loi Debré, qui n’a rien à voir avec ce type de contrôles sur lesquels la commission va réfléchir. On n’est pas du tout dans le même type de contrôle. C’est sur les modalités de contrôle, qu’on n’a pas protesté mais qu’on veut s’accorder, pour que ces contrôles se passent dans de bonnes conditions. Mais le contrôle, on est pour parce qu’on n’a rien à cacher.

Est ce qu’aujourd’hui, dans l’enseignement catholique, puisque vous êtes là pour en parler, les choses sont différentes, les choses ont changé, les parents peuvent mettre leurs enfants s’ils le souhaitent au sein de l’enseignement catholique ?

[Philippe Delorme] Si vraiment l’enseignement catholique est tel que certains veulent le décrire, je pense qu’on n’aurait plus d’élèves depuis longtemps. Je pense que…

ça, c’est l’argument de François Bayrou qui dit. Si j’avais su, je n’aurais pas mis mes enfants !

[Philippe Delorme] Soyons sérieux, ce qui a pu se passer, il ne faut pas tout mélanger. Ce qui a pu se passer en termes de maltraitance éducative sont des… Heureusement, je veux dire, les méthodes éducatives ont changé, dans le public comme dans le privé. Parce que, regardez dans le public quelles étaient aussi les méthodes éducatives employées dans les années cinquante!

Oui, il ne faut pas tout mélanger, comme vous dites :

Bétharram ce n’est pas un problème de violences éducatives ordinaires pour les années 50. C’est d’une toute autre nature.

Y a t il encore des Bétharram qu’on ignore ?

[Philippe Delorme] Non. J’espère bien qu’il n’y a pas de Bétharram qu’on ignore. Et je suis même certain qu’il n’y a pas de Bétharram qu’on ignore. Je veux dire aujourd’hui, on est encore une fois engagé et fortement engagé, et souvent plus que d’autres, dans une politique de bientraitance éducative, dans un accompagnement du jeune, dans l’accueil comme une personne unique. Tout notre projet tourne autour du bien être du jeune. Donc on ne peut pas imaginer qu’il y ait comme ça une situation semblable à celle que Bétharram a connue il y a certaines années. Et si c’était le cas, il faudrait évidemment agir, mais…

Fin 2021, un mois après avoir remis son rapport, Jean-Marc Sauvé avait donné une interview sur le site internet du secrétariat général de l’enseignement catholique 🡵. Au cours de celle-ci, il avertissait sur les limites du rapport de la CIASE : « Un angle mort reste à étudier dans l’enseignement catholique : l’évolution du nombre d’agressions commises par des laïcs dans la période récente ».

Cela incite à la prudence… d’autant plus quand on relit une interview de Philippe Delorme pour le journal La Croix en 2021 🡵. A la question du journaliste « Le document présenté par la commission indique que la prévalence de la pédocriminalité dans l’enseignement catholique était particulièrement forte dans la période des années 1940 à 1960. De tels agissements appartiennent-ils au passé ? », il répondait « Hélas non, la lutte contre la pédocriminalité reste un combat quotidien. Même si peu de cas, les plus graves – quatre ou cinq par an –, remontent jusqu’au secrétariat général. Car l’enseignement catholique ne constitue pas un système centralisé comme peut l’être l’éducation nationale. Peut-être faudra-t-il nous inspirer des préconisations de la Ciase pour collecter systématiquement des statistiques sur les maltraitances dont peuvent être victimes certains de nos élèves ».

De plus des témoignages commencent à remonter, par exemple d’anciens de Notre Dame de Garaison,

Un point : par exemple, les adolescents surveillants qui étaient une des pratiques à Bétharram, ça n’existe plus ce type d’organisation ?

[Philippe Delorme] Pas sous une forme de surveillance. Tout dépend ce qu’on appelle surveillant : qu’il y ait des parrainages, des aides de plus grands aux plus petits pour aider aux devoirs, du soutien scolaire organisé entre des élèves de terminale et des élèves de sixième, ça peut exister. C’est une bonne chose, parce que c’est éducatif, mais qui jouent un rôle de surveillance, ça me semblerait tout à fait anti éducatif.

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