Victimes adultes qui quittent leur communauté : de quoi parle-t-on ?
🚨#APLourdes
— Natalia Trouiller (@ntrouiller) November 10, 2024
A l'Assemblée plénière de la Conférence des évêques de France, les évêques de @eglisecatho ont débattu de la future instance de réparation pour les victimes adultes.
Mais de quoi parle-t-on quand on parle de victimes adultes?👇
A l’Assemblée plénière de la Conférence des évêques de France, les évêques de @eglisecatho ont débattu de la future instance de réparation pour les victimes adultes. Mais de quoi parle-t-on quand on parle de victimes adultes ? Car il n’y a pas, loin de là, que les victimes de violences sexuelles. Abus de pouvoir, de conscience, droit du travail bafoué, les atteintes aux droits humains fondamentaux prennent de multiples formes. J’en parle souvent ici. Voici, par exemple, le texte d’une religieuse fichue à la porte de son couvent du jour au lendemain, au bout de 30 ans, sans aucune raison valable (et quand bien même…). La réalité pour des dizaines et des dizaines de femmes (en général) aujourd’hui, c’est cela.
La meilleure comparaison qu’on m’a donnée : c’est comme sortir de prison. Tu n’as pas de statut social, pas de compte en banque, pas de vêtements, tes relations d’avant s’interrogent sur toi et tes actes, et ça doit pas être beau à voir ce qu’ils en pensent.
Une question te submerge tout de suite : quelle adresse donner aux administrations… Tu réalises que tu es SDF, tu ne sais même pas où tu vas vivre, tu habites temporairement chez untel ou untel. Tu ne sais pas où faire suivre ton courrier dans l’année.
Tu vas quitter l’habit sans tarder, tu ne peux plus porter l’habit d’une communauté qui pour toi est une secte. Mais tu n’as ni vêtements, ni argent, ni encore de compte en banque. Tu te dis que sur les paroisses, il doit bien y avoir des dons pour les SDF. Tu y vas.
Les vêtements sont tachés et puent. On t’en donne quelques-uns, tu ne chipotes pas. Elle te demande ta taille. Tu ne sais pas, tu n’as pas été dans un magasin depuis 30 ans, les vêtements au couvent n’avaient plus d’étiquettes, tu ne connais donc pas ta taille. Tu prends au pif.
Le jour où tu choisis de quitter l’habit, tu te souviens évidemment du jour où tu l’as reçu. Ce jour-là l’Église était en fête. Il y avait du monde, une messe et des petits fours. Mais aujourd’hui tu es seule. L’Église t’a oublié, abandonnée, rejetée. Personne à tes côtés.
Tu mets le tout bravement dans un sac poubelle, pour mettre à distance cette vie qui t’a abîmée. Tu n’as aucune idée de comment le renvoyer à ta communauté. L’Église n’a rien prévu pour ta sortie. Pas de pot de départ, le moment où on te remercie pour tout ce que tu as fait.
Tu sors en civil pour la première fois, avec l’impression d’être en tenue d’Eve. Des mois plus tard, c’est encore le cas.
A partir de maintenant, chaque rencontre donnera lieu à une lutte. Dans 99% des cas, les gens ne te reconnaissent pas. Il faudra dire : bonjour, c’est moi.
Tu lis dans leurs yeux, ils n’intègrent pas. Tu restes penaude, ou bien tu t’éloignes. Il faudra à chaque fois décider : expliquer ou fuir. Il y a ceux qui rigolent, la plupart qui font leurs commentaires, sur tout, tes formes, ta coupe de cheveux, tes fringues.
Ils ne peuvent s’empêcher d’interroger : mais pourquoi ? Tu ne sais pas s’il faut leur livrer la version courte, personne n’a envie de la vraie histoire. Alors il faut déjà les rassurer : ne t’inquiète pas, ça va. Et tu pars en courant, pleurer plus loin.
Tu changes de nom. Tu reprends ton nom civil, mais les gens ne connaissent pas ce prénom, ils t’ont souvent connue seulement comme sœur X. Tu ne sais donc même plus comment ils peuvent t’appeler.
Tu comprends que tu ne sais plus toi-même qui tu es.
Les deux noms vont cohabiter dans un joyeux bazar, les maladresses sont pléthores. Tu encaisses. Tu as l’impression que ton nom religieux devient un nom de scène, ou un nom d’artiste, un sketch.
Chaque matin, tu essayes tes habits plusieurs fois, tu ne sais pas ce qui est assorti avec quoi. Tu as oublié depuis tant d’années de regarder comment les gens s’habillent. Tu essayes comme tu peux. Tout prend du temps.
Tu n’as pas mis de pantalon depuis 30 ans, ni de chemises, ni de chaussures à lacets. Tu as l’impression d’être un enfant de 4 ans, aucun geste n’est naturel, c’est laborieux.
Quand les gens te regardent dans la rue, tu te dis qu’ils t’ont repérée à 10 km, qu’ils savent, c’est écrit en grosses lettres sur ton front. Tu te dis qu’il doit y avoir un truc qui cloche dans ta tenue, ta démarche. Tu sors le moins possible, tu ne sors pas en fait.
Tu attaques l’Everest des démarches administratives. Tu pars de zéro. Tu ouvres un compte en banque. Tu ne sais pas quoi mettre dessus pour l’activer. Tu comprends qu’il te faut un job, vraiment sans tarder, tu n’as pas un sou. Ta communauté t’a laissé 50€ en liquide.
Pour le job, il faut un CV. Tu pars de loin pour mettre ta drôle de vie sous forme d’expériences. 30 ans qu’on t’apprend à ne pas parler de toi. Alors la première lettre de motivation pour expliquer que tu as plein de qualités, elle n’est pas près de ressembler à quelque chose.
Tu prends un petit boulot. Tu signes un contrat de travail où tu ne saisis pas la moitié des termes : tu découvriras vite les raisons pour lesquelles tu n’aurais pas dû signer.
Tu fais une demande de logement social. Tu l’auras peut-être dans 10 ans, probablement jamais.
Tu tentes le RSA, après tout, pourquoi pas ? Tu sais que tu désobéis, ta supérieure t’a dit que tu n’y avais pas droit. N’empêche qu’il faut manger en attendant.
Tu tentes de t’inscrire à la CPAM, tu découvres la lenteur du système. Tu restes 6 mois sans justificatif de sécu.
Les mutuelles c’est pour plus tard. Alors tu attends pour aller chez le médecin. De toute façon, il faudra tout faire: trouver un médecin, un dentiste, un kiné. Tu n’étais remboursée qu’à l’hôpital dans ta communauté, alors ton corps a appris à ne pas être malade.
Mais maintenant qu’il sait qu’il peut être normal et donc malade, il va te faire visiter tous les spécialistes en un temps record. Il faut faire la révision générale et en détails. Tu as la trouille qu’il lâche, comme c’est le cas de certaines de tes autres sœurs sortantes.
Les autres rendez-vous, ce sont les gens dans l’Église qu’il faut rencontrer pour raconter. Ou les entretiens d’embauches, tous azimuts, puisque tu ne sais pas ce que tu veux faire comme job. Alors tu rencontres tout le monde.
Tu cherches en même temps un job, un logement, tu cherches toute ta vie en fait. Évidemment, tu ne trouves rien, puisque tu ne sais pas ce que tu veux. Tu enchaînes les rdv, les entretiens, les petits jobs, les astreintes de nuit, les boulots le WE.
Tu as essayé de garder un lien avec l’Église. Quand tu cherchais un logement, tu as fait le tour des couvents. Que des refus. Tu as tenté un logement contre service sur les paroisses, mais les curés ne prennent que des jeunes, étudiants. Tu es vieille et tu es une femme.
Tu n’as plus d’apostolat, de mission d’Église. Plus personne ne te demande plus de lui parler de Jésus. Personne ne sait que tu es sœur, ça ne se voit plus. Dans la rue, on te parle de tes enfants, dans la confession de ton mari. Plus rien ne colle au réel.
Tu as du mal à appeler les gens au téléphone, parce que tu n’as pas eu de téléphone dans la vie religieuse. Alors tu laisses les autres faire le premier pas. Sauf que maintenant, les autres oublient de t’appeler.
Tu ne sais pas où aller prendre l’air quelques jours. Chacun a sa famille, son cercle d’amis. Tes amies, ce sont les autres ex-sœurs, paumées, comme toi. Tu n’as pas appris à aller en vacances. Alors tu ne bouges pas de chez toi. Tu attends un avenir, que tu pressens bien gris.
Ta famille ? Elle ne t’a pas posée une question depuis 10 ans, ces questions qu’on pose au facteur ou à la caissière : comment ça va ? Elle n’est jamais venue te voir dans tes couvents. Elle tourne sur elle-même, sans intégrer que tu es au bord du gouffre.
Au bout d’un an, tu es sur les rotules, vidée, sans forces, parachutée dans un monde où la greffe n’a pas pris. Tu es une hybride, non adaptée. Trop de changements d’un coup, trop de démarches, trop de contacts, trop de bouteilles à la mer lancées, sans réponse.
Trop de gens qui veulent savoir ce que tu deviens, juste pour avoir des infos. D’autres te disent carrément quoi faire. Sauf que tu ne peux plus supporter qu’on t’impose une vie qui manque d’air. Mais tu as besoin d’aide, alors tu tries et ne garde que ceux qui aident.
Parce que finalement, rares sont ceux qui ont lu les gros rapports qui racontent les désastres dans l’Église. Rares sont ceux qui y croient. Rares sont ceux qui comprennent la souffrance passée. Très rares sont ceux qui trouvent les mots, le chemin pour te rejoindre.
Il y aura eu quelques rayons de soleil sur le chemin. On les compte sur les doigts de la main.
Une dame qui me croise dans la rue, nous échangeons quelques minutes. Elle m’hébergera plus de 15 jours chez elle. Merci.
Une responsable de recrutement qui veut connaître mon parcours de vie : au bout de quelques minutes, elle fond en larmes. Elle ne me trouvera pas de job, mais elle a eu le courage de pleurer avec moi, de pleurer sur ma situation. Merci.
Une amie, maman, qui me dit : vous n’avez rien à craindre à être sans habit religieux, vous êtes jolie. Merci.
Une maman qui me propose un pantalon pour me dépanner. J’explique que je n’arriverai pas à mettre ses jupettes et ses petits hauts décolletés. Elle me dit : si vous dites une parole supplémentaire, je vais fondre en larmes.
Un chef dans mon boulot qui ne se moque pas de moi, quand je lui dis que je ne sais pas faire ceci ou cela, lié à la vie dans le monde, mais qui m’apprend, patiemment et joyeusement.
Une dame, qui m’invite régulièrement au bar, qui m’apprend ce qu’est un Happy Hour, qui m’apprend à grignoter ce que je veux, quand je veux, qui a du temps au téléphone, trop de temps, du temps comme personne.⏹