Abbé Pierre : beaucoup savaient de longue date
Des responsables d’Emmaüs savait dès 1955
La cellule investigation de Radio France affirme ce lundi que Marshall Suther – qui a participé à l’organisation de la visite outre-Atlantique d’Henri Grouès – avait alors prévenu un proche de l’abbé Pierre par courrier : «J’ai vu tant de choses pendant le voyage, des façons d’agir du Père comme individu. Je pense, par exemple, à Chicago, quand il avait été explicitement décidé que la condition de continuer le voyage, était que le père ne soit jamais seul. Il était d’accord et après [il disparaissait] pendant des heures, au point d’être en retard pour une réunion.» «Il n’est pas explicitement fait référence aux pulsions du prêtre, mais le message est passé», précise Radio France.
Dans une missive griffonnée à la fin de l’année 1955, Henri Grouès (le nom à l’état civil de l’abbé Pierre) s’adresse à un étudiant américain, Marshall Suther, quelques mois après son retour d’un séjour aux Etats-Unis : «Tu promettais de ne plus te mêler de cette multitude de choses où tu ne sais accumuler que des ravages, chaos et infection», écrit le religieux. «Sache que pas une récidive ne restera sans réponse, et s’il le faut [mes réponses seront] brutales, chirurgicales.»
3 juin 1958 : Mgr Foucard écrit au Cardinal Liénart : « Les responsables d’Emmaüs ne souhaitaient pas voir revenir le fondateur malgré la reconnaissance et l’attachement personnel qu’il lui garde. »
25 septembre 1959 : Le frère André Vreck, en charge de l’animation spirituelle d’Emmaüs, alerte son provincial franciscain et souligne combien l’ambiguïté de la situation fait du mal au mouvement : « Certains croient que l’abbé Pierre revient au fur et à mesure que ses forces lui le permettent. Ceux-là veulent qu’il revienne et ne reconnaissant que son autorité de fondateur. Pour eux d’ailleurs, je ne suis que son représentant. D’autres savent qu’il ne peut pas revenir. Ils ne veulent plus de lui dans le mouvement. Mais sentant l’imprécision de la situation, ils croient qu’il manœuvre pour revenir. Ce qui, je crois, est faux Pour l’abbé lui-même, cette situation n’est pas bonne. Vu la position d’épiscopat et de certains en France, mais d’autres en France et à l’étranger ont recours à lui pour toutes les difficultés. De plus, une grande partie de l’opinion publique le considère toujours du mouvement ».
Des évêques savaient dès 1955
Les informations sur ses frasques sexuelles circulaient largement parmi les évêques dès 1955, comme le montrent les nombreuses lettres entre le secrétariat de l’épiscopat et les évêques français de l’époque.
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La connaissance des problèmes liés à l’abbé Pierre se répand progressivement dans l’épiscopat français. En 1959, une lettre de l’évêque de Limoges à Mgr Villot l’atteste. Surpris par un article élogieux sur le fondateur d’Emmaüs dans la presse catholique, il interpelle Mgr Villot : « Est-il vrai que l’abbé Pierre a été chassé de tel pays ? Qu’il s’est vu interdire tel autre ? Est-il opportun que sa personne soit ainsi étalée, grandie ? »
— La Croix
Moulins-Beaufort a reconnu qu’il était désormais établi que «dès 1955-1957, quelques évêques au moins ont su que l’abbé Pierre avait un comportement grave à l’égard des femmes». Ce qui est vrai. Mais le cercle de ceux qui ont été mis au courant s’est singulièrement élargi dès l’année suivante.
C’est bien collectivement que l’épiscopat a dû gérer le dossier très épineux de l’abbé Pierre, d’après les divers documents d’archives consultés par Libération. En 1957, le secrétariat de l’Assemblée des cardinaux et archevêques traite directement de ce qui concerne le prêtre. Ce qui n’est pas une procédure habituelle. En effet, l’abbé Pierre relevait hiérarchiquement de l’évêque André-Jacques Fougerat à Grenoble, là où il avait été ordonné prêtre. Fougerat, d’après ses nombreux courriers, semble dépassé par la situation. En mars 1958, le nom de l’abbé Pierre est inscrit à l’ordre du jour de l’assemblée générale de l’ACA. Celle-ci rassemble au moins une vingtaine de cardinaux et d’archevêques, les plus importants et les plus influents dans l’Église catholique en France, un quart de la totalité de l’épiscopat. Avec la discrétion habituelle lorsqu’il s’agit des dérives sexuelles des prêtres, aucun compte rendu n’a été retrouvé, à ce jour, par les historiens. Une nouvelle fois, le cas de l’abbé Pierre est examiné par l’assemblée générale en 1964.
A la fin des années 50 et des années 60, de nombreux évêques écrivent au secrétariat de l’Assemblée des cardinaux et archevêques pour demander quelle conduite tenir vis-à-vis de l’abbé Pierre. Signe qu’ils sont, eux aussi, au courant des scandales provoqués par le fondateur d’Emmaüs.
Rappel : début 1958, on suggère même à l’abbé Pierre de se cacher un an
Le Vatican savait dès 1959
D’après les informations de Libération, le «cas» d’Henri Grouès (le nom à l’état civil du prêtre) et des accusations de violences sexuelles dont il faisait l’objet étaient connus, bien avant sa mort, des plus hautes instances de la curie romaine. Celles-ci avaient été signalées au Vatican depuis au moins 1959, selon des archives très récemment déclassifiées de l’épiscopat français.
Dans sa lettre du 27 janvier [1959], le nonce Marella passe le message au religieux : «Le Saint-Siège ordonne à M. l’abbé Pierre de suspendre immédiatement le voyage qu’il a l’intention d’effectuer au Canada en raison des difficultés qui ont été signalées par les évêques du pays.» Le ton est ferme même si les termes demeurent sibyllins, comme il est habituel dans l’Église catholique lorsqu’il s’agit de dérives sexuelles des prêtres.