Pourquoi il est illusoire de vouloir "tourner la page des abus dans l'Église"
Comme promis.
— Natalia Trouiller (@ntrouiller) May 9, 2024
Pourquoi il est illusoire de vouloir "tourner la page des abus dans l'Église", même si tout le monde en a marre (je vous rassure, vraiment tout le monde, les victimes les premières).
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Pourquoi il est illusoire de vouloir « tourner la page des abus dans l’Église », même si tout le monde en a marre (je vous rassure, vraiment tout le monde, les victimes les premières).
Imaginez que vous lisiez un livre précieux, et que vous fassiez tomber sur l’une des pages la sauce samouraï de votre tacos favori. (mon fils, si tu me lis: je te vois.) Ça dégouline de partout, ça imbibe les pages précédentes, ça déchire le papier, ça noie l’encre, bref : c’est la cata. Or, si vous décidez de passer outre et de continuer de tourner les pages propres, ou d’essuyer grossièrement et de poursuivre votre lecture, que va-t-il se passer ? Ben vous allez tuer le bouquin.
Imaginez maintenant que ce livre, c’est l’Église, la sauce samouraï les abus et violences sexuelles, et vous comprendrez pourquoi c’est AUSSI par amour de l’Église qu’il est impératif de faire face à cette réalité.
Nous débutons en effet la troisième vague après les révélations de la CIASE. Le profil des gens que nous voyons arriver n’a plus rien à voir avec ceux que nous voyions jusque-là. Ce sont des personnes qui vivent souvent des abus (de toutes sortes) ACTUELS, dont les auteurs sont VIVANTS et TOUJOURS EN POSTE, qui sont très souvent des catholiques plus que pratiquants : observants, qui ont entendu et CRU les évêques qui leur ont promis que « plus jamais ça », et qui subissent une violence inimaginable.
D’abord, l’abus en lui-même, et j’aimerais vraiment qu’on élargisse le champ mental de ce qui est possible dans l’esprit tordu des abuseurs. Je vous parle de séquestrations, je vous parle de sacrements forcés, je vous parle de profanation de sépulture, d’exorcismes abusifs. Tous abus dont j’ai les preuves, qui ont été transmis à la justice canonique ou à la justice civile. Il n’y a pas que les violences sexuelles, même si elles sont également un pan non négligeable de ces dossiers là. Rien que cela, c’est traumatisant.
Les spécialistes avec lesquels j’en parle sont unanimes: subir un abus de la part d’un prêtre, d’une religieuse, ça vous atteint au plus profond de votre âme. Ce n’est pas du tout la même chose que lorsque vous êtes harcelé par un patron. Ce qui est déjà terrible.
Mais là où le trauma va s’installer et s’épanouir, c’est par la suite. C’est dans la façon dont l’institution va gérer les choses. Et là les victimes tombent de très haut. Nous sommes trois ans après la CIASE. Il y a effectivement des flyers partout. Des cellules d’écoute, des numéros verts. Et pourtant, dans le fond rien ne change vraiment.
J’ai mille exemples en tête. Imaginez. Vous êtes victime, et partout dans l’Église c’est le satisfecit permanent autour de ce qui est fait pour vous et vos semblables. Et lorsque vous vous retrouvez face à votre évêque : mensonges, trahisons, protection du coupable. Vos bras sont encore mal cicatrisés de cette nuit insupportable où, pour tenter de faire passer cette douleur, vous vous êtes scarifié jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de peau visible. Et vous écoutez, pétrifié, l’évêque vous expliquer qu’il ne peut pas enlever sa charge de curé au père Machin parce que « il ne faudrait pas qu’il fasse une bêtise ». Ou les gens de votre paroisse, qui pourtant vous adoraient quand vous animiez la chorale, vous dire « d’avancer ». Sauf qu’avancer, ce n’est pas possible pour ces personnes. Je le vois, tous ceux qui les reçoivent le voient, les gens qui arrivent aujourd’hui sont en état de stress post-traumatique dégradé+++. C’est terrifiant.
Quelques éléments, pour comprendre. Le stress post traumatique a été identifié d’abord chez les vétérans de la guerre du Vietnam. On en a d’ailleurs une assez bonne description dans pas mal de films: Apocalypse Now, Voyage au bout de l’enfer, Full Metal Jacket… L’ouverture d’Apocalyse Now montre très bien l’un des symptômes les plus connus du SPT: la reviviscence. Le fait de revivre de façon extrêmement précise (ce n’est pas du tout un souvenir, c’est vraiment revivre) l’évènement traumatique. Dans le film, une attaque au napalm. Il y a d’autres symptômes. En voici (source: INIRR)
Note: la légende parle des violences sexuelles sur les enfants parce que l’INIRR s’adresse à des personnes agressées enfants, mais il n’y a pas d’âge pour vivre un événement déclencheur de SPT.
Soyons clairs: c’est un enfer. Les personnes que je rencontre sont dans un état épouvantable. Beaucoup ont dû cesser de travailler. Certaines ont arrêté un job valorisant et bien payé pour un emploi au bas de l’échelle. Je pense à cette femme qui place les produits dans les rayons d’un supermarché la nuit. Avant, elle était DRH. « Les nuits sont si difficiles. Autant que j’occupe mes mains, que je ne dorme pas. » On en parle trop, de cette femme ? Vraiment ?
Les reviviscences c’est littéralement revivre ce viol ou cette violence que vous avez vécu n’importe quand, sans prévenir, en public ou pas, à la faveur de déclencheurs qui vous échappent.
- La démarche d’un inconnu dans la rue, qui ressemble à celle de l’agresseur.
- Une odeur.
- Un mot.
- Une situation.
- La position des meubles dans une salle inconnue.
- Le moment du cycle menstruel.
Imaginez un instant la complexité et la préparation que cela nécessite de recevoir ces personnes. Une d’elles me disait: « Si nos blessures se voyaient, comme les gueules cassées au sortir de la Grande Guerre, les gens seraient épouvantés de nous voir si brisés et si nombreux. Malheureusement, nous sommes invisibles… »
Et c’est pour cela qu’il faut impérativement continuer, sans relâche, d’en parler, de se battre pour que l’Église devienne un endroit sûr. Parce que vous qui « en avez marre des abus » : moi, quand j’entends ça, je me dis: Tout ce que j’espère, c’est que, comme cela m’arrive déjà, je n’entendrai pas dans la bouche de nouvelles victimes : « vous savez, la CIASE, tout ça, on n’y croyait pas trop… Et puis ce prêtre, cette religieuse est entré(e) dans nos vies… » Car c’est la marque d’un déni collectif que nous n’aurons, moi la 1ère, pas réussi à empêcher. Et parce que les abuseurs, je le redis, sont toujours parmi nous, que la justice classe bien trop souvent sans suite et que la culture de la protection cléricale est toujours là.⏹️