Sainte Blandine, une fable si moderne ?
Les victimes, l'imaginaire, la réalité, un thread.
— Natalia Trouiller (@ntrouiller) September 16, 2023
(TW: pétage de mythe si vous vous appelez Blandine)
Vous connaissez Sainte Blandine, l'emblématique victime de la grande persécution de Marc-Aurèle à Lyon en l'an 177 ?
Jeune et belle vierge martyrisée atrocement pour sa foi. pic.twitter.com/kjuJ7alHAr
Les victimes, l’imaginaire, la réalité, un thread.
(TW: pétage de mythe si vous vous appelez Blandine)
Vous connaissez Sainte Blandine, l’emblématique victime de la grande persécution de Marc-Aurèle à Lyon en l’an 177 ?
Jeune et belle vierge martyrisée atrocement pour sa foi.
C’est du moins ainsi que la tradition nous la vend.
Or, si l’on se réfère au texte qui, juste après sa mort, nous parle d’elle, rien de tout cela n’est exact. Et c’est pourtant un texte hagiographique. Vous le trouverez ici https://remacle.org/bloodwolf/historiens/eusebe/histoire5.htm
D’abord, Blandine était laide. Si laide que l’auteur de la « Lettre des fidèles de Lyon et de Vienne aux Eglises d’Asie et de Phrygie », bien conscient du peu de potentiel attractif de sa martyre, essaie de sauver les meubles en disant ceci :
En celle-ci le Christ montra que ce qui est simple, sans beauté et méprisable aux yeux des hommes est jugé digue d’une grande gloire auprès de Dieu à cause de l’amour qu’on a pour lui, amour qui se montre dans la force et ne se vante pas dans une vaine apparence.
Ensuite, rien ne dit que Blandine était jeune et vierge. En fait, on a plutôt le sentiment du contraire. Pourquoi ? Parce qu’elle est comparée à une mère, et, si l’on est un peu familier de la Bible, à la mère de sept martyrs de 2 Maccabées 7.
Restait la bienheureuse Blandine, la dernière de tous, comme une noble mère qui vient d’exhorter ses enfants et de les envoyer victorieux auprès du roi ; elle parcourt de nouveau elle-même à son tour toute la série de leurs combats et se hâte vers eux, pleine de joie et d’allégresse en ce départ ; elle semblait appelée à un banquet de noces et non pas jetée aux bêtes.
Ajoutez à cela qu’avec un prénom pareil, il y a de fortes chances qu’elle ait fait partie de la communauté venue de Smyrne avec Irénée et Pothin, et qu’elle ait eu les cheveux très noirs et la peau bronzée plutôt qu’un air de déesse germanique, et vous pouvez fermer le ban.
C’est assez fascinant, cette histoire. Regardez la traduction de l’abbé J.-P. Migne, à qui l’on doit au moins d’avoir vulgarisé de façon industrielle les textes patristiques. Le mot « vierge » désignant Blandine apparaît sous sa plume alors qu’il n’est pas dans le texte grec.
Blandine, pendant ce temps, était suspendue à un poteau, pour être la proie des fauves lancées contre elle. La vue de la vierge ainsi crucifiée, qui ne cessait de prier d’une voix forte, affermissait les frères qui livraient bataille.
Idem pour le mot « jeune ». Et ça n’a gêné personne. Pourquoi ? Parce que dans notre imaginaire collectif, une victime est forcément innocente, pure, sans tache. Et il faut que la représentation physique colle à la représentation morale. Les gentils sont beaux, les méchants sont moches, tous les contes vous le diront. Les victimes, dans l’Église ou ailleurs, ne peuvent pas dans l’inconscient collectif être autre chose que de purs esprits désincarnés. Mais des gens comme vous et moi, certainement pas.
On est exactement dans la même problématique que dans la représentation du pauvre. Le « bon » pauvre, qui fait tout pour s’en sortir, qui est reconnaissant, qui ne boit pas. La « bonne » victime, celle qui avait moins de 10 ans, qui a été violée par surprise par un prêtre inconnu.
Franchement, Blandine, dans un autre contexte, elle serait arrivée au commissariat avec sa peau brune et sa vie de mère de famille de sept gamins, on lui aurait probablement demandé si elle aurait pas un peu cherché les problèmes, à faire du prosélytisme sur la voie publique. Et c’est certainement ce que les bons citoyens de Lyon en 177 qui assistaient satisfaits à sa mise à mort se disaient. « Elle l’a bien cherché ». Faut arrêter de croire que ces gens étaient moins humains que nous ou que nous sommes meilleurs qu’eux.
Soyons honnêtes : les victimes nous emmerdent. Comme tous les pauvres dont Jésus nous a ordonné qu’ils soient toujours avec nous. Les bons pauvres, les bonnes victimes, ça n’existe pas. Ce qui existe, ce sont des gens qui ont très bien compris que notre empathie était nulle. Et donc ils se mettent à notre place, eux qui ont vu leur vie détruite. Ils anticipent nos réactions de rejet et de dégoût et cachent les larmes qui nous révulsent, enfoncent les ongles dans leurs paumes à hurler intérieurement, et continuent de frapper poliment à toutes les portes pour obtenir un peu de justice. Ils écoutent sans broncher des responsables très contents d’eux leur expliquer comment ils ont établi des plannings, des synodes et des réunions, parce qu’il faut du temps vous comprenez, alors que leur temps à eux s’est arrêté dans un cauchemar sans fin. Ils restent courtois, disent merci Monseigneur, et puis parfois il y a un bug. Parfois certains ne retiennent pas leurs larmes ou leur colère, certains même se paient le luxe de ne pas être déférents du tout. Et là, en face, on est tout chose. On est choqué. « vraiment, faudrait que ces gens arrivent à tourner la page ». « est-ce qu’on leur rend service, finalement, à les maintenir dans ce statut de victime ? » (ben oui c’est le rêve) « ils sont comme des chiens léchant leurs plaies, comment voulez-vous qu’ils guérissent » Ces victimes pas sages, pas gentilles, pas gérables, c’est le cauchemar de nos instances. C’est l’œil dans la tombe de nos sépulcres blanchis.
Ce n’est pas une menace, c’est un constat, de la petite lucarne d’où je suis: elles vont être de plus en plus nombreuses. Parce qu’elles ont vu que la négociation et le dialogue ne marchaient pas. Et qu’elles veulent la justice. Qu’elles ne guériront pas sans. Et tant que nous ne les aiderons pas, nous serons une Église malade. ⏹️